FEMINICIDES : QUAND L’ART EN PARLE

Interview de Karina Juárez, photographe mexicaine résidant à Marseille qui travaille depuis 2018 sur les féminicides.

Autoportrait. Karina Juárez

« Lugar »   est le nom que Karina Juárez a donné à ce travail. Il s’agit d’une documentation photographique au sujet des féminicides au Mexique où, selon les chiffres officiels, 10 femmes sont assassinées chaque jour. Karina nous parle de la peur qui habite le corps des femmes au milieu de cette violence ; on a l’impression que Karine essaie de pousser cette peur vers l’extérieur, la crier sur les toits pour que le monde prenne conscience.

Pourquoi t’intéresses-tu aux féminicides ?

KJ. Depuis petite, au Mexique, j’ai été confrontée à la transgression du corps des femmes. Quand toi, femme, tu vis dans un pays où la violence contre les femmes est très accentuée, tu vis avec la peur, ou plutôt la peur vit en toi, elle habite ton corps.  J’ai considéré qu’il était nécessaire d’aborder ce sujet depuis la photographie pour le rendre visible.

Par la forme que j’ai choisie pour montrer le drame de ces femmes, il est évident qu’elles sont présentes par l’absence : elles ne sont plus de ce monde, elles ne sont pas là en chair et en os et, pourtant, elles sont bien là dans ces images noires ou presque noires.

 J’ai aussi travaillé en tant que photojournaliste ; je me rendais compte que, sur ce sujet-là, les photos des lieux ou des femmes ne me suffisaient pas. J’avais besoin d’une autre forme de travail pour traiter un thème qui me semblait indispensable. J’ai donc compilé des images, des données, des renseignements des victimes et aussi des portraits robots des assassins.

Dans un premier temps, j’ai cherché dans les archives des journaux, dans les réseaux sociaux mexicains, dans les pages officielles, chez les organisations civiles, bref, partout où il était possible de trouver des renseignements. Avec ce matériel j’ai construit une base de données avec le nom, l’âge, la date et le lieu où a été trouvé le corps de la victime. C’est à partir de cette base de données que le travail a été réalisé. Les portraits trouvés ont été imprimés au format document d’identité et couverts de peinture noire en ne laissant visible que les yeux (la partie qui est fréquemment censurée dans ce genre d’images) ; quand il y avait le nom de la victime mais que la photo trouvée ne montrait pas le visage, je couvrais complétement l’image avec de la peinture noire. Finalement, les portraits robots des assassins ou des suspects sont montrés sans peinture.

L’une de planches de « Lugar », l’oeuvre de Karina Juárez.

Qu’est-ce-que ton regard d’artiste peut apporter à ces victimes ?

 Le plus important c’est la visibilité et la présence. Par exemple, cette exposition a été présentée à la Biennale photographique de Oaxaca. A travers mes images ces femmes sont présentes; elles peuvent occuper un espace que ne leur est pas destiné à l’origine.

Le travail est fini ?

Non, malheureusement, il n’est pas fini car la violence contre les femmes existe toujours. Il y a, c’est vrai, un début de prise de conscience mais nous en sommes encore loin. Au Mexique on parle de plus en plus de cette violence et l’Etat reconnaît de plus en plus aussi qu’il faut des mesures pour protéger les femmes. Il y a des avancées, bien sûr, mais il reste encore beaucoup à faire.

Pour mon travail artistique, il est possible que la fatigue arrive avant car c’est un sujet très délicat. Je marche toujours sur des œufs. J’aime ces femmes et j’ai beaucoup de respect pour elles ; de ce fait, dans ce travail, je suis toujours hésitante entre le trop et le pas assez. Il s’agit d’un travail très fort émotionnellement. Je me rappelle la sensation quand je travaillais avec les documents et les images : pendant que j’appliquais la peinture, pendant tout le temps du séchage, elles étaient partout chez moi.  Elles étaient dans mes pensées, mon appareil photo, mon ordinateur, et elles étaient aussi dans mon espace physique, elles occupaient ma maison et c’était très fort.

Karina Juarez

Née à Morelia, au Mexique, Karina grandit dans un quartier très violent. «La plupart de mes amis d’enfance sont soit morts dans de batailles de gangs ou pour les drogues ou tués par la violence quotidienne ou embrigadés par les « narcos ».         

C’est dans son Lycée à Morelia qu’elle commence à apprendre la photographie qui, dit-elle aujourd’hui, l’a sauvée de cette violence qui l’entourait.

Elle avait à peine compris comment marchait un appareil photo et fait quelques exercices quand depuis le haut de ces 17 ans elle a décidé de quitter sa ville natale et partir à Oaxaca (ville connue par son mouvement artistique) pour faire de la photographie son métier.  Elle commence pour être photojournaliste dans un journal local et suit sa formation au Centre photographique de Oaxaca. Depuis, elle ne s’est plus jamais arrêtée : des formations, des ateliers, des résidences au Méxique, en Autriche et au Centre de la Photographie d’Arles.

Aujourd’hui elle vit à Marseille et fait partie des 5 photographes lauréats par le jury de Patrimoine Commun du Centre Photographique Marseille. Les marseillais pourront apprécier une partie de et son travail au CPM  du 2 décembre au 8 janvier.

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