Harcèlement au travail : retour sur la rencontre-débat organisée par la CFDT des Bouches-du-Rhône
Le 26 février 2025, la CFDT des Bouches-du-Rhône a organisé une rencontre-débat sur le harcèlement au travail. Olivia Foli¹, sociologue du travail et des organisations, Delphine Beloucif², avocate spécialisée en droit du travail, et Philippe Schellenberger³, Conseiller Prudhommes et référent juridique à la CFDT S3C, ont échangé sur les mécanismes du harcèlement, les difficultés de reconnaissance et les moyens d’action pour les salariés.
Des paroles de plainte souvent ignorées
Olivia Foli a abordé la question du harcèlement moral en l’intégrant dans un contexte plus large de souffrance au travail et de difficultés de communication en entreprise. À partir de ses recherches menées depuis quinze ans et publiées dans son ouvrage « Les paroles de plainte au travail, des mots indicibles aux conversations du quotidien », elle a exploré les dynamiques qui rendent l’expression des plaintes complexes. « Ce n’est pas, contre toute attente, si facile de dire quand quelque chose va mal et d’obtenir de la réparation », a-t-elle souligné.
Elle a insisté sur le fait que la parole des travailleurs est souvent contrainte par des rapports de pouvoir et par la culture organisationnelle. Certaines professions ou environnements de travail encouragent le silence, rendant la plainte presque illégitime. « Se plaindre, c’est s’exposer, se montrer vulnérable et risquer la stigmatisation », a-t-elle expliqué. Elle a illustré son propos avec l’exemple des ouvriers qui, selon des études anthropologiques, tendent à minimiser leurs douleurs physiques pour ne pas être perçus comme inaptes au travail.
Elle a également évoqué les mécanismes d’invisibilisation et de disqualification des plaintes. « Il existe des normes implicites qui déterminent ce dont on peut parler ou non. Certaines plaintes sont perçues comme légitimes, d’autres non. Cette hiérarchisation des paroles empêche souvent la prise en charge adéquate des souffrances au travail. » Elle a rappelé que ce phénomène est renforcé par une insensibilité organisationnelle qui conduit parfois les employeurs et les responsables hiérarchiques à minimiser la gravité des situations rapportées.
Enfin, elle a insisté sur l’importance de distinguer plainte et souffrance. « Ce n’est pas parce qu’on se plaint qu’on est en souffrance, et inversement, ce n’est pas parce qu’on ne dit rien qu’on va bien. » Ce distinguo est crucial pour comprendre les mécanismes sociaux qui influencent la reconnaissance des situations de mal-être au travail.
Un cadre juridique limité et des preuves difficiles à réunir
Delphine Beloucif a présenté la définition juridique du harcèlement moral selon l’article L1152-1 du Code du Travail, issu de la loi de modernisation sociale de 2002. Elle a rappelé que cette loi a marqué une avancée importante en reconnaissant la souffrance au travail, mais que la définition légale du harcèlement moral reste trop restrictive.
« Ce texte, malgré sa volonté de protéger les salariés, ne couvre pas toutes les formes de souffrance au travail. Il ne retient que les situations de harcèlement caractérisées par des agissements répétés ayant des conséquences graves sur la santé physique ou mentale du salarié« , a-t-elle expliqué. Elle a souligné que cette définition étroite empêche la reconnaissance de nombreuses situations de souffrance liées à des pressions ou à un climat délétère sans qu’il y ait nécessairement de harceleur identifié.
Une autre problématique majeure réside dans la preuve du harcèlement. « Les salariés victimes arrivent souvent démunis, sans élément concret à fournir. Or, les témoignages de collègues sont rares, car beaucoup craignent des représailles ou des tensions avec la hiérarchie. C’est pourquoi il est essentiel d’anticiper et de constituer un dossier au fur et à mesure. »
Elle a conseillé plusieurs stratégies pour se protéger :
- Documenter les faits dès le début : tenir un journal personnel des événements problématiques.
 - Conserver des preuves écrites : imprimer les e-mails et capturer les SMS avant de perdre l’accès aux messageries professionnelles.
 - Consulter un médecin du travail : il peut établir des certificats qui serviront de preuve en cas de procédure.
 - Faire appel au service de santé au travail : un psychologue du travail ou un médecin peut attester de la souffrance et orienter vers des solutions adaptées.
 
Le rôle du syndicat
Philippe Schellenberger a expliqué que les représentants du personnel sont en première ligne face aux situations de souffrance au travail. « Nous sommes au cœur du réacteur, entre les salariés qui expriment leur détresse, les avocats qui prennent en charge les dossiers quand aucune solution n’a été trouvée, et les experts qui analysent ces problématiques. Notre rôle est d’intervenir en amont pour éviter que la situation ne se dégrade. »
Il a rappelé que le syndicat dispose de nombreux leviers :
- Identifier la nature du problème : différencier le harcèlement moral du stress professionnel afin d’orienter l’action syndicale vers la bonne approche.
 - Utiliser les outils juridiques : déclencher un droit d’alerte via le CSSCT, saisir l’inspection du travail ou assister le salarié dans un entretien disciplinaire.
 - Constituer un dossier solide : recueillir des éléments de preuve en interne avant une éventuelle action en justice.
 - Former les représentants : la formation sur les risques psychosociaux permet d’accompagner efficacement les salariés et de structurer des actions adaptées.
 
Il a souligné que l’employeur a tendance à nier les cas de harcèlement par peur des répercussions. « La première réaction de l’employeur, quelle que soit l’entreprise, est souvent le déni. Il craint qu’on lui reproche d’avoir encouragé une culture du harcèlement. C’est pour cela que nos interventions doivent être méthodiques et bien préparées. »
Enfin, il a insisté sur l’importance de la persévérance. « Les actions mises en place par les représentants du personnel ne donnent pas toujours des résultats immédiats, mais elles permettent d’installer une dynamique de prévention qui, à terme, peut changer la culture de l’entreprise. »
Un questionnaire révélateur
Les retours de terrain et les enquêtes menées montrent que le harcèlement est un phénomène encore trop courant. Une récente enquête menée par la CFDT des Bouches-du-Rhône met en évidence des statistiques inquiétantes :
Près de 68 % des répondants ont déclaré avoir été témoins de comportements assimilables à du harcèlement moral. Plus de 60 % ont été victimes de harcèlement moral. Près de 9 % ont rapporté des cas de harcèlement sexuel.
Ces chiffres démontrent une réalité trop souvent minimisée.
L’enquête révèle également un manque criant d’information : seulement 42 % des salariés affirment avoir été informés par leur employeur sur ce qu’est le harcèlement moral et comment le reconnaître. Ce déficit de sensibilisation contribue à l’invisibilisation du problème.
Le silence par peur : une double victimisation
L’hésitation à signaler les faits par peur de représailles est un autre constat alarmant. Près de 45 % des répondants ont déjà hésité à dénoncer une situation de harcèlement, qu’ils en soient victimes ou témoins. La corrélation entre le fait d’être victime ou témoin et cette hésitation est évidente : le climat de peur et de silence renforce l’impunité des agresseurs.
Agir et informer
Les intervenants ont convergé sur plusieurs constats :
- La peur de parler : Beaucoup de salariés redoutent des représailles ou un isolement après avoir dénoncé une situation de harcèlement.
 - Un manque d’information criant : Trop de salariés ne connaissent ni leurs droits, ni les dispositifs d’aide disponibles.
 - L’importance de l’anticipation : La prévention passe par des formations, une vigilance collective et des relais syndicalistes actifs.
 
Témoignages et exemples
Plusieurs témoignages et exemples de harcèlement moral ont été partagés lors de la rencontre, notamment :
- Cas 1 : Un fonctionnaire, présent à la réunion, a témoigné de son expérience de harcèlement moral de la part de son N+1, qui a ensuite retourné l’équipe contre lui. Ce témoignage met en lumière la difficulté de se faire entendre et le manque de réactivité de la hiérarchie face aux signalements. Le salarié a subi des conséquences importantes, notamment un arrêt maladie et une proposition de changement d’horaires défavorables. L’intervention du représentant syndical n’a pas permis de débloquer la situation. Ce cas illustre la souffrance engendrée par le harcèlement et l’impasse dans laquelle peuvent se trouver les victimes.
 - Cas 2 : Un participant a évoqué le cas d’un adjoint gestionnaire dans un collège, harcelé par sa principale. Ce cas souligne la complexité des situations de harcèlement dans l’éducation nationale, où la centralisation et la dispersion rendent difficile la gestion de ces situations. La principale adopte un management toxique et cible certaines personnes, tandis que le rectorat tend à protéger ses cadres. Ce témoignage soulève la question de l’efficacité des enquêtes internes et de la reconnaissance du harcèlement par les instances.
 
¹ Olivia Foli : Docteure en sociologie et maîtresse de conférences en SIC à l’université. Elle travaille actuellement en détachement au Céreq et est chercheuse associée du LEST (Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail – AMU CNRS). Elle a publié en 2022 l’ouvrage « Les paroles de plainte au travail. Des maux indicibles aux conversations du quotidien » (éditions des Archives Contemporaines) qui explore notamment les mécanismes de l’expression de la souffrance au travail dans les entreprises.
² Delphine Beloucif : Avocate au barreau d’Aix-en-Provence depuis 2007, docteure en droit, auteure de la thèse « La violence morale au travail ». Elle est également chargée de cours en droit du travail à Sciences Po Aix et à l’IAE d’Aix-en-Provence, où elle intervient sur la prévention et la gestion des risques psychosociaux.
³ Philippe Schellenberger : Référent juridique à la CFDT Conseil Communication Culture Provence-Alpes, conseiller prud’homal (section encadrement) à Aix-en-Provence, administrateur du Service de Santé au Travail STP Aix, et animateur de formations CFDT sur la Commission Santé Sécurité et Conditions de Travail (CSSCT) du CSE, les Risques Psychosociaux (RPS) et les aspects juridiques.
Ressources complémentaires :
Les paroles de plainte au travail : des maux indicibles aux conversations du quotidien – Olivia Foli. Ouvrage disponible gratuitement en ligne ou en librairie (impression à la demande).
Fiche juridique n°22 du service juridique de la CFDT des Bouches-du-Rhône sur le harcèlement.
Se tenir à l’écoute des travailleurs – Olivia Foli, article dans la Revue Cadres n°500 (Avril 2024).
Invitation à la rencontre UPOP Marseille Métropole avec Olivia Foli – 10 mars 2025 : Rencontre UPOP Marseille Métropole – 10 mars 2025.


